Décembre 2015
Les célébrations se multiplient depuis un peu plus d’un an dans le cadre du centenaire de la Première Guerre mondiale et il devrait en être de même jusqu’au 11 novembre 2018. Mais on ne peut pas dire que l’attention des médias – ni celle des politiques – se soit focalisée sur l’étonnant anniversaire du 28 avril 1915. C’était, nous disent les manuels d’histoire officiels, la sixième journée de la « deuxième bataille d’Ypres », une de ces boucheries où ont été fauchées ou meurtries à jamais plus de 120 000 vies humaines. Mais ce même jour aussi aux Pays-Bas, dans la ville de La Haye, à moins de deux cents kilomètres du front, 1 136 femmes se rassemblaient, faisant fi de toutes les conventions et convenances sociales. Elles provenaient de douze pays différents, souvent engagés et opposés dans le conflit en cours, pour étudier et combattre les causes réelles de la guerre : elles assumaient le fait que les responsabilités étaient partagées et cherchaient à mettre un terme au carnage. C’est à cette occasion qu’a été créée la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (connue comme la WILPF en anglais)1. On ne le sait que trop, leur appel n’allait pas être entendu…
La Ligue s’est à nouveau réunie cette année à La Haye2. Cent ans plus tard, beaucoup de choses ont bien sûr changé, mais les analyses de ces femmes pionnières gardent toute leur actualité. Au fil des années, elles ont été rejointes par d’autres mouvements ou réseaux de femmes qui luttent elles aussi contre les guerres3. Grâce à leur travail collectif et obstiné, elles ont obtenu des avancées importantes, au nombre desquelles la reconnaissance par les Nations unies du rôle que doivent jouer les femmes dans tous les processus de paix4. Pourtant, sur le terrain, la participation des femmes aux négociations et leur prise en compte dans les programmes de reconstruction après les conflits se heurtent encore à de nombreux obstacles : poids des traditions, masculinité exacerbée, préjugés des propres agences de secours…5 C’est comme si « on » se demandait encore, comme il y a un siècle, pour quelles raisons les femmes veulent donc se mêler de ces « affaires d’hommes ».
En quoi, en effet, les femmes peuvent-elles s’estimer particulièrement concernées par la guerre et la paix ? Parmi les causes les plus largement admises, on dit que c’est en tant que mères, ou parce qu’elles sont « naturellement pacifiques », ou par leur condition de possibles victimes6. Quelle que puisse être leur part (discutable) de vérité, de telles affirmations reposent largement sur des préjugés solidement ancrés dans les esprits. Les 1 136 de La Haye nous offrent une réponse plus juste, qui n’est autre que celle du féminisme politique : les femmes sont tout simplement, ni plus ni moins que les hommes, des sujets agissant librement ; leur seule justification pour agir, c’est le fait qu’elles représentent la moitié de la population. En quoi ne serait-il pas dès lors légitime qu’elles prennent toute leur part dans le débat public, sur tous les sujets, sans exclusive ?
Les avancées sociales ont toujours été le fruit de l’action militante. Aujourd’hui, plus qu’il y a un siècle, nous disposons de nombreuses facilités pour nous informer et pour agir ensemble ; mettons-les à profit pour nous interroger sur ce qui nous est présenté comme « allant de soi », le poids des dépenses militaires, par exemple. « C’est un mal nécessaire », nous disent les politiques. Est-ce bien sûr ? D’autres voies ne sont-elles pas envisageables ?
(Liens valides au 30 novembre 2015.)
- Pour un rappel historique, on peut consulter par exemple le Manifeste (en anglais) publié par la Ligue à l’occasion de son centième anniversaire, p. 3 et suivantes. ↩
- Voir notamment le site dédié http://www.womenstopwar.org/. ↩
- Parmi ces groupes, l’un des plus actifs et influents aujourd’hui au niveau international est certainement le WPP, Women Peacemakers Program. Pour un point sur l’action actuelle de la WILPF, voir son Rapport 2014 (en français). ↩
- On fait référence ici en particulier à la résolution 1325 du Conseil de sécurité, adoptée il y a tout juste quinze ans. ↩
- Ces questions sont très largement documentées dans des sources variées. À titre d’exemple, on peut citer les cas récents de la Côte d’Ivoire ou celui de la Colombie. Un point très complet sur le sujet est présenté par Malathi de Alwis, Julie Mertus et Tazreena Sajjad dans le chapitre «Women and Peace Processes» inclus dans l’ouvrage collectif Women & Wars édité par Carol Cohn, Cambridge, Polity Press, 2013, p. 169-193. Pour le Proche-Orient, voir en particulier le compte rendu d’un congrès co-organisé par Women in War en juin 2015 à Beyrouth (de nombreux documents et des vidéos sont également disponibles sur cette page). On peut aussi consulter utilement le chapitre «Failing to Secure the Peace», centré sur l’exemple d’Haïti, dans Cynthia Enloe, Seriously, Berkeley, University of California Press, 2013, p. 124-150. ↩
- Dans l’ouvrage dirigé par C. Cohn (voir note précédente), voir le remarquable chapitre «Women ‘After’ Wars» dû à Ruth Jacobson, p. 215-241. ↩