Messieurs, l’heure est grave !

Septembre 2015

Paris, juin 2015. À la suite de révélations faisant état de l’espionnage par les États-Unis des plus hautes autorités françaises, le président Hollande convoque un « conseil de défense ». Autour de la table se rassemblent des hommes d’un âge certain qui affichent des mines de circonstance. Lorsque la sécurité du pays est en cause, la population doit être rassurée. Et quoi de plus efficace, pour ce faire, que ces figures responsables, à la force tranquille et virile ?

La guerre, la sécurité, la défense, les armements sont associés spontanément dans notre esprit, reconnaissons-le, à de telles images masculines protectrices. On comprend dès lors aisément les remous qu’ont provoqués certaines initiatives de la ministre suédoise des Affaires étrangères, Margot Wallström, précédemment en charge à l’ONU des questions de violence sexuelle dans les conflits armés1.

Les fondements de l’action de la ministre ne devraient pourtant pas surprendre : elle rappelle simplement que les droits des femmes sont reconnus dans le droit international, que les droits humains sont indissociables les uns des autres2 et que différents traités de l’ONU3 ou documents de l’Union européenne4 pressent de prendre ces données en compte dans les échanges commerciaux ou la coopération militaire. C’est donc avec logique et cohérence que Margot Wallström a par exemple décidé en mars dernier que la Suède ne renouvellerait pas un accord de fourniture d’armement à l’Arabie saoudite, un pays où les femmes sont privées des droits les plus élémentaires5.

Au même moment, rappelons-le, les relations qu’entretient la France avec cette monarchie pétrolière sont au beau fixe6 : après avoir signé avec elle des contrats colossaux, militaires et civils7, Paris envisagerait de procurer à ce riche pays, ô combien pacifique (!), des réacteurs nucléaires8. Et, avec un sérieux imperturbable, le ministre Jean-Yves Le Drian affirme posément que la France ne vend ses armes qu’à un « nombre choisi de clients » dans le cadre d’une « politique d’exportation responsable »9

Les réactions à la « politique étrangère féministe » que revendique Margot Wallström ont été immédiates. Dans un bel élan solidaire, les milieux d’affaires et autres diplomates chevronnés lui ont reproché d’être « naïve », « émotionnelle », « irréaliste »10 – d’être une femme, en somme, qui ne sait visiblement pas comment fonctionne le monde… tel que les hommes le conçoivent ! De fait, quand une femme accède à de hautes fonctions – dans une entreprise, un ministère… –, elle n’y est acceptée que si elle se plie à des « règles du jeu » prétendument immuables11. Et la promotion de quelques individualités qui restent « dans le rang » ne mettra jamais en péril la permanence du système…

C’est tout l’intérêt du « cas Wallström ». Sans se limiter à sa carrière personnelle, la ministre est fidèle à ce que le féminisme incarne depuis ses débuts : elle s’inscrit dans une lutte collective et globale qui remet en question les mécanismes de la subordination des femmes12 – parmi lesquels, on le sait, la militarisation joue un rôle important, y compris en temps de paix. Être féministe, nous rappelle Margot Wallström, c’est aspirer à un vrai changement de société. Et il revient à chacun·e d’entre nous de faire pression sans relâche13, sur nos élu·e·s notamment, pour que les droits des femmes soient réellement pris en compte dans la politique française, européenne et internationale, au-delà des jolis discours.

(Liens valides au 31 août 2015.)

  1. Pour des éléments biographiques, voir l’article que lui consacre Wikipédia ou ce portrait (en français).
  2. Voir par exemple son discours (en anglais) devant le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme.
  3. Notamment ceux qui portent sur les ventes d’armes, comme le souligne cet article.
  4. Dont les fameux « huit critères » de la position commune de l’Union, détaillés ici.
  5. Voir par exemple cet article ou cet autre.
  6. L’expression figure dans un article enthousiaste que Le Figaro consacre à la question.
  7. Pour plus de 5,5 milliards d’euros en 2014, comme rappelé ici.
  8. Voir l’article de la note 6.
  9. Un florilège de citations extraites de l’introduction rédigée par le ministre pour le Rapport au Parlement sur les exportations d’armement pour 2014 est proposé ici.
  10. Voir par exemple cet article, celui-ci ou cet autre.
  11. Une femme, on s’en souvient certainement, a par exemple été ministre de la Défense en France : Michèle Alliot-Marie. L’appréciation que porte sur elle et sur sa carrière son propre compagnon (par ailleurs député français) mérite d’être citée un peu longuement : « Les femmes doivent accepter la dureté. Si elles veulent affronter le milieu politique, elles ne peuvent pas demander que les règles changent. Elles le veulent, elles l’affrontent… Voilà pourquoi Michèle n’a jamais eu de problème. Elle se défend comme un mec, elle ne pleurniche pas. » (dans Bérengère Bonte, Hommes de…, Éditions du Moment ; cité dans Le Canard enchaîné du 15 juillet 2015, p. 6).
  12. Comme le rappellent opportunément par exemple cet article ou les propres déclarations de Wallström.
  13. Le travail doit être tenace, coordonné et collectif pour avoir quelque chance d’aboutir. Les réflexions stimulantes de Cynthia Enloe dans son dernier ouvrage (Seriously! Investigating Crashes and Crises as if Women Mattered, University of California Press) sur cet aspect des luttes féministes ont été une inspiration précieuse pour cette rubrique.