Un « dommage collatéral » ?

Juin 2015

C’était il y a un an, rappelez-vous. Une rencontre internationale dont l’objectif ambitieux était de « mettre fin à la violence sexuelle pendant les conflits » se tenait à Londres1. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Les choses ont-elles changé ? La mise en cause récente de soldats français dans de possibles exactions commises en Centrafrique a été accueillie avec stupéfaction2. Mais un tel étonnement est-il complètement justifié ? Les violences sexuelles ne sont-elles pas fréquentes en zone de guerre ?

De l’Antiquité à l’époque actuelle, et sur tous les continents, il semble en effet que des horreurs de ce type accompagnent presque systématiquement les opérations militaires3. Si les violences sexuelles (viols, mariages forcés, prostitution, mutilations, esclavage…) sont ainsi monnaie courante, c’est que ceux qui les commettent ou qui les encouragent en tirent souvent profit à différents niveaux4. Ces actes sont des armes inépuisables et gratuites. Elles renforcent la « motivation » des soldats et la cohésion des troupes. En détruisant, outre les personnes, la structure même des nombreuses sociétés qui reposent sur la « pureté » de l’épouse, elles sapent la résistance de l’adversaire. Utilisées de façon méthodique, elles permettent aussi de terroriser une population entière, de la forcer à abandonner ses terres (dont d’autres profiteront)5. Et les personnes déplacées seront encore plus vulnérables, rassemblées dans des camps précaires, sans écoles ni ressources6.
Ce type de violence permet également d’assouvir des visées stratégiques : dans les très nombreux pays où l’avortement est interdit ou inaccessible, les enfants nés des viols confortent la domination d’un groupe ethnique7. Idéologiquement aussi, aujourd’hui comme hier, des violences sexuelles « correctives » prétendent « remettre dans le droit chemin » les homosexuel·le·s et autres déviant·e·s8

Une fois que les conflits ont pris fin, les choses s’arrangent-elles ? C’est plutôt le contraire. Le plus souvent, les victimes des violences (des femmes, dans l’immense majorité des cas, mais pas seulement) se taisent. Elles sont rejetées par la société, font l’objet de discriminations quotidiennes9. Elles croisent leurs bourreaux, qui n’ont généralement pas été inquiétés et qui souvent les menacent de représailles si elles osaient parler10. Parfois, le cauchemar recommence aussi quand des membres des forces armées chargées d’assurer le « maintien de la paix » les harcèlent à leur tour, elles ou leurs enfants11

L’horreur des violences sexuelles est extrême, souvent au-delà de l’imaginable12. Ce n’est possible que si la victime est considérée comme une chose, comme un objet : il n’y a plus alors de limites, les interdits liés à la personne humaine sont levés. Mais une telle situation est-elle propre à la guerre ? Avec moins d’intensité et de visibilité, ce type de violence sexuelle existe aussi dans les sociétés. La guerre ne ferait-elle pas que reproduire, en les amplifiant et en les banalisant, des schémas préexistants ?13
Ce qui semble être en cause, fondamentalement, ce sont les préjugés, les croyances, les valeurs d’une certaine masculinité qui dicte sa loi par la violence, dans les sphères privée et publique. Cette violence n’a rien de secondaire ni de marginal, elle est un des fondements de nos sociétés. Mais, comme tout ce qui a trait aux mentalités, elle peut être maîtrisée, voire éliminée. À nous tou·te·s de jouer !

(Liens valides au 31 mai 2015.)

  1. Voir par exemple cet article de Libération ou ce communiqué du gouvernement britannique.
  2. Voir ces articles du Monde ou du Journal du Dimanche.
  3. Pour un point général sur ces questions, on peut consulter par exemple deux références récentes : le chapitre de Pamela DeLargy, «Sexual Violence and Women’s Health in War», dans Carol Cohn, Women and Wars, Cambridge, Polity Press, 2013, p. 54-79 et, de Janie L. Leatherman, Sexual Violence and Armed Conflict, Cambridge, Polity Press, 2011. Pour l’état actuel de la situation dans le monde, le rapport publié par les Nations unies en mars dernier est une source remarquable.
  4. Une présentation schématique des raisons qui poussent les soldats à violer (ou non) est proposée sur le site Web du Women Under Siege Project.
  5. Par exemple, en R. D. du Congo, où la situation catastrophique au Kivu a fait l’objet de très nombreuses études ; pour une première approche, on pourra se reporter à cet article ou cet autre de Carol Mann.
  6. Ce point est abordé notamment dans la longue intervention orale sur « Sexual Violence in Conflict » confiée à J. Leatherman dans le cadre de la série de webinars « Women Stop War » (en anglais), librement accessible à cette adresse.
  7. On pense bien sûr à la Bosnie, mais cette pratique a été attestée dans des conflits moins proches géographiquement de l’Europe, comme le Rwanda, le Sri Lanka et bien d’autres. Elle apparaît dans une certaine mesure inséparable des génocides perpétrés au siècle dernier.
  8. Le rapport de l’ONU mentionné en note 3 cite des cas récents de telles pratiques, par exemple en Colombie (p. 7) ou en Irak (p. 11). La pratique des viols « purificateurs » pendant la guerre civile espagnole de 1936-1939 est par ailleurs rappelée dans cet intéressant travail d’Agnès Stienne.
  9. Le cas de l’Afghanistan est à cet égard caricatural. Voir C. Mann, Femmes afghanes en guerre, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2010, p. 332-334.
  10. « Les violences sexuelles pendant un conflit ou immédiatement après sont généralement passées sous silence en raison des graves conséquences (risques, menaces et même coups et blessures) auxquelles s’exposent les victimes qui parlent. Ces risques ne concernent pas seulement les victimes, mais également les témoins, les défenseurs des droits de l’homme, les journalistes et autres personnes qui cherchent à dénoncer ce silence. Ces dernières années, le problème est devenu plus visible sur le plan politique, mais la réalité, sur le terrain, est que, bien souvent, les pouvoirs publics n’ont pas pu créer les conditions dans lesquelles les victimes de violences sexuelles pourraient témoigner en toute sécurité. La crainte de la stigmatisation et de représailles est pratiquement universelle et s’y ajoute souvent le sentiment de l’inutilité de porter plainte devant la rareté des services offerts et la lenteur pénible de la justice » (rapport de l’ONU mentionné en note 3, p. 2).
  11. Comme en Somalie (texte en espagnol) ou, donc, en Centrafrique (voir note 2) ; ces comportements ne sont malheureusement pas nouveaux.
  12. De nombreuses vidéos où témoignent des victimes circulent sur le Web ; leur visionnement est souvent insoutenable.
  13. Voir sur ces questions les synthèses de P. DeLargy ou J. Leatherman, citées en note 3.