Tout se tient

Septembre 2016

Lorsque, le 3 mars dernier, Berta Cáceres a été assassinée au Honduras – le pays le plus pauvre du continent américain –, les quelques médias français qui ont brièvement commenté sa mort ont salué une militante écologiste luttant depuis des années pour défendre les droits de la personne humaine, et ceux de son peuple, face à des projets de barrages gigantesques et de déforestation massive 1. Partout dans le monde, ce sont très majoritairement des femmes qui résistent aux entreprises de destruction de l’environnement. Pourquoi ? Les femmes seraient-elles particulièrement sensibles au charme de la nature et insuffisamment conscientes de l’importance du développement économique de leur pays ? Ne pourrait-on envisager la question sous un angle spécifiquement féministe ?

Depuis quelques décennies, pour faire face à la demande croissante en provenance des pays du Nord et des classes moyennes émergentes dans certains pays du Sud, l’exploitation des ressources naturelles connaît une expansion rapide et considérable. Ces industries, et notamment celles du secteur de l’extraction minière, ont besoin de terrains et elles consomment beaucoup d’eau et d’électricité – d’où la construction de barrages. Elles doivent aussi pouvoir travailler en sécurité : la présence de l’armée ou de milices privées est indispensable à de telles activités. Et, comme on ne le sait que trop, la « militarisation » d’une région s’accompagne systématiquement d’une recrudescence de violence et de violations des droits de la personne 2.

Vu que les femmes sont le plus souvent responsables des ressources alimentaires et de l’approvisionnement en eau de leur foyer, elles subissent directement les effets de la confiscation ou de l’éloignement des terres cultivables et des sources. Comme ce sont les hommes qui sont embauchés et qui touchent un salaire, le travail non rémunéré des femmes perd alors de sa valeur aux yeux de la cellule familiale et de la société. Par ailleurs, qui dit argent et militarisation dit prostitution, problèmes de santé, viols. Et, dans ce contexte hyper-masculinisé, les femmes sont plus encore tenues à l’écart des décisions et des dédommagements financiers éventuels… La liste serait encore longue 3. On comprend donc facilement que ce soient surtout des femmes qui prennent la tête de la résistance contre ces projets.

Dira-t-on que c’est le prix à payer pour le développement ? Qualifiera-t-on, comme l’a fait publiquement le président de la Banque mondiale, de simple « incident » le meurtre de Berta Cáceres 4 ? Ne peut-on plutôt montrer, avec d’innombrables mouvements de femmes du Sud et ONG internationales 5, que ce modèle économique imposé d’en haut est un leurre inadapté, dont les populations et l’environnement subissent seuls les coûts pour le plus grand bénéfice des multinationales, des États et des sociétés civiles occidentales ?

Tout se tient, rien n’est neutre. Notre appétit de smartphones et autres produits électroniques, par exemple, est un des principaux moteurs de l’expansion frénétique de l’exploitation des minerais, avec ses conséquences particulièrement néfastes pour les femmes 6. Il ne s’agit pas de tenir de grands discours moralisateurs, ni de vivre dans un dénuement spartiate, mais bien d’avoir conscience des effets concrets de notre mode de vie sur le reste du monde. Appliquer notre sensibilité féministe à de telles questions nous permettrait sans doute simplement, à toutes et à tous, de faire au quotidien des choix mieux fondés et plus cohérents avec nos convictions.

(Liens valides au 31 août 2016.)

  1. Voir, par exemple, cet article du Monde.
  2. Pour une présentation synthétique de la question, le site Web du réseau WoMin est utile (en anglais). On pourra aussi consulter par exemple l’interview de Samantha Hargreaves sur « Mining, gender and militarism in Africa » (dont existe une traduction française approximative).
  3. Sur les effets produits spécifiquement sur les femmes par l’extraction minière, les références disponibles sont riches et nombreuses. Un panorama très complet existe par exemple pour l’Asie, d’anciennes républiques soviétiques ou l’Afrique. Voir aussi la synthèse offerte par la section australienne d’Oxfam.
  4. Comme cela a été confirmé par un enregistrement vidéo et des échanges directs avec la Banque mondiale. Voir aussi par exemple les articles de James Phillips (en anglais) ou d’Ignacio Ramonet (en espagnol).
  5. Au nombre desquelles, citées dans les liens des notes précédentes, l’APWLD, CEE Bankwatch, WoMin, Oxfam… ; mais aussi, par exemple, le RIMM.
  6. D’importants éclairages sont proposés sous cet angle par Carol Mann et Alphonse Maindo. Voir aussi le résumé (extract) du récent article de Susan M. Manning, « Intersectionality in resource extraction: a case study of sexual violence at the Porgera mine in Papua New Guinea » (l’accès au texte complet est payant).