Juin 2016
Les mots, on le sait, ne sont jamais neutres ; ils correspondent à l’idée que nous nous faisons d’une chose ou d’une situation, ils reflètent notre sensibilité, nos préjugés, notre sympathie ou notre indifférence. La façon dont les mots sont employés n’est pas non plus anodine : les expressions au masculin évoquent plus spontanément des figures d’hommes que de femmes. Un exemple illustre bien cette force que les mots exercent sur nous : lorsque nous nous représentons un « enfant soldat », l’image qui vient à notre esprit est-elle celle d’une jeune fille ?
Il est bien sûr difficile d’évaluer avec précision le pourcentage de femmes parmi les jeunes enrôlés dans les groupes armés ; on sait seulement que, dans certains cas récents, elles constituent le tiers et même la moitié des effectifs 1. Mais elles sont souvent peu visibles, confinées à l’arrière-plan : dans les conflits, comme dans la société, le maniement des armes est l’apanage des personnes « responsables » – autrement dit, en premier lieu, la fonction des hommes 2. La contribution qu’apportent de nombreuses filles prend des formes moins « glorieuses », celles des besognes que l’on confie généralement aux femmes : il arrive certes qu’elles combattent, mais elles sont surtout porteuses, cuisinières, infirmières et esclaves sexuelles – parfois indûment appelées « épouses ».
Et, comme le film Alias María l’a récemment donné à voir 3, la plupart d’entre elles vivent dans leur chair un des « dommages collatéraux » des conflits 4, le plus ignoré et le plus méprisé : attendre un enfant dans des conditions mettant gravement en danger la santé de la mère et le développement du fœtus – quand une circonstance extérieure n’impose pas d’interrompre la grossesse avant terme, que la femme le souhaite ou non 5. Elles ne sont souvent elles-mêmes qu’à peine adolescentes (en Colombie, elles rejoignent fréquemment les groupes armés à 12 ou 13 ans) et, de ce fait, elles n’ont guère le moyen de se refuser à des « compagnons » dont les références sont celles d’une masculinité toute-puissante : hiérarchie, force, violence, contrainte…
Beaucoup de ces jeunes filles ne sont que des victimes, enrôlées de force dans ces groupes. C’est bien entendu le cas lorsqu’elles ont été enlevées ou, ce qui est assez fréquent, quand leurs parents les ont « données » pour différentes raisons – parce qu’elles étaient une charge pour eux dans un contexte de crise, parce qu’ils versaient ainsi une sorte de « tribut » pour garantir leur propre sécurité… 6 Mais, de façon plus inattendue, il arrive souvent aussi qu’elles s’engagent volontairement, espérant accéder à une forme d’émancipation ou cédant, comme les garçons, aux discours de propagande et à la fascination des armes 7.
Un grand nombre d’enfants soldats sont donc des « enfantes soldates », plongées dans une situation où convergent brutalement des difficultés auxquelles sont confrontées les femmes dans de nombreux pays : relations sexuelles obligées, grossesses prématurées, obéissance incontournable aux lois masculines. Privées du moindre accès à la scolarisation – et à une éducation élémentaire en matière de contraception –, gardant ensuite des séquelles physiques et psychiques du conflit, elles auront bien du mal à se (re)construire 8. Prendre en compte les expériences spécifiquement genrées de ces adolescentes 9 permettrait de leur proposer des voies adaptées pour qu’elles aient, un jour, une chance de vivre leur vie.
(Liens valides au 31 mai 2016.)
- Voir notamment sur ce point le dossier d’Amnesty International http://jeunes.amnesty.be/jeunes/nos-campagnes/enfants-soldats/ et, en particulier, la page http://jeunes.amnesty.be/jeunes/nos-campagnes/enfants-soldats/presentation/article/les-enfants-soldats-dans-le-monde. Un document de l’Unicef de 2011 (librement téléchargeable en http://www.unicef.org/french/hac2011/files/HAC2011_FR_PDA_web.pdf) apporte aussi de nombreuses données chiffrées. ↩
- Voir sur ce point la synthèse proposée par la grande chercheuse féministe Cynthia Enloe (enfin accessible en français !) dans Faire marcher les femmes au pas ?, Solanhets, 2016, p. 209-211. ↩
- Ce film de José Luis Rugeles, sorti en salles en France le 9 mars 2016, a beau être une fiction, il reflète fidèlement la réalité du sort des filles dans le conflit colombien. Plus de détails sur la genèse et le tournage du film sont disponibles sur le site dédié http://aliasmaria.com/web/#inicio (en espagnol) ou sur http://www.sddistribution.fr/fiche.php?id=122 (nombreux documents accessibles et téléchargeables en français). ↩
- Le mot est de Carol Mann, « Recognizing the rights of pregnant women in war », http://carolmann.net/wordpress/?p=328. ↩
- De nombreuses données sur cette question sont rassemblées dans un rapport de 2013 du Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA), La mère-enfant – Face aux défis de la grossesse chez l’adolescente, téléchargeable en https://www.unfpa.org/sites/default/files/pub-pdf/FR-SWOP2013.pdf. ↩
- Ces pratiques ont cours un peu partout dans le monde, comme le montrent par exemple les commentaires de J. L. Rugeles sur la situation colombienne ou un article de C. Mann sur les filles afghanes (« Accoucher à 12 ans en Afghanistan », http://www.grotius.fr/accoucher-12-ans-en-afghanistan-lechec-cuisant-laide-humanitaire/). ↩
- Les travaux de C. Enloe mettent en évidence cette ambivalence permanente de l’engagement des femmes dans les armées et l’importance du rapport qu’entretiennent femmes et hommes avec l’idée de « masculinité(s) ». Voir par exemple en français, dans Faire marcher les femmes au pas ?, tout le chapitre 4, « S’intéresser de près aux femmes dans les forces armées », p. 113-157. ↩
- Le rapport de l’UNFPA précédemment cité est très éclairant sur ces aspects. ↩
- C. Enloe, Faire marcher…, p. 212. ↩