Cherchons l’erreur…

Décembre 2014

Les médias sont friands, on le sait, de faits et d’images spectaculaires. Pour qu’un conflit un peu éloigné occupe le devant de la scène, il faut qu’il y ait de la « matière » à placer sous les yeux du public.
Depuis le début de l’été dernier, la situation au Proche-Orient est ainsi sous le feu des projecteurs, après avoir été longtemps négligée par l’Occident. Différents éléments contribuent à cette attention subite : les exactions des milices se revendiquant d’un islam radical, la présence d’Européens sur le terrain (otages et/ou combattants), l’implication de communautés « exotiques » qui nous intriguent (Yazidis, Assyriens)…
C’est dans ce contexte que, depuis quelques mois, des images de femmes kurdes engagées dans la lutte armée font l’objet de très nombreuses publications. Les plus grands médias ont diffusé reportages, galeries de photos, vidéos1 ; les réseaux sociaux se sont emballés, le buzz a enflé…

Comment comprendre cette ébullition soudaine ? Est-il si rare que des femmes prennent les armes ? Par le passé, les exemples ont pourtant été nombreux : guerrières scythes connues des Grecs sous le nom d’Amazones2, Jeanne d’Arc, l’Armée rouge soviétique, divers mouvements de libération (Algérie, Salvador, Sri Lanka…)3 et bien d’autres. Pour s’étonner encore de voir une femme faire la guerre, il faut avoir l’idée que ce n’est pas dans sa « nature » de saisir une arme à l’égal d’un homme et oublier que la violence ou la cruauté ne sont pas exclusivement masculines : que l’on pense simplement aux gardiennes des camps nazis4, aux sévices dans la prison d’Abou Ghraib en Irak5 ou à l’implication active de femmes dans le génocide du Rwanda6.

Pourquoi, alors, cet engouement presque unanime à la vue de femmes kurdes (ou ukrainiennes7) armées ? Quelques indices peuvent aiguiller notre réflexion dans une perspective féministe. De nombreux reportages montrent des femmes qui font la guerre « autrement » : leur campement est propre et ordonné, elles ne renoncent pas à être coquettes ou à se maquiller8… Dans les photos qui circulent sur le Web, beaucoup de ces femmes sourient ou, mieux (?) encore, des ongles peints sont associés à une arme9. Symbole ou caricature, les réseaux sociaux sont ainsi fascinés par « l’Ange de Kobané », une combattante décrite comme « jeune, ravissante et avec plus de cent victimes à son actif »10
Au fond, ne retrouve-t-on pas dans ces quelques traits les stéréotypes féminins les plus éculés, mis à contribution pour donner une image « plaisante », avenante de la guerre ? Quant à la femme « forte mais féminine », c’est une formule qui a toujours eu du succès auprès des publics… masculins, ne serait-ce que dans les jeux vidéo11 dont la misogynie est bien connue12.

Toute lutte pour l’émancipation doit être saluée avec respect et empathie, mais l’expérience du passé est claire : les conflits armés ne conduisent pas à une évolution positive durable du statut des femmes, que celles-ci prennent les armes ou non13. Les féministes du « Sud » nous l’apprennent depuis maintenant des décennies : les différents types et niveaux d’oppression sont liés ; revendiquer une égalité d’accès à toute chose est légitime, mais c’est un objectif insuffisant si on ne remet pas en cause le fond14 ; or, faire la guerre, c’est renforcer activement des valeurs traditionnelles (violence, hiérarchie…) sur lesquelles repose la structure même de la domination masculine15.

(Liens valides au 8 décembre 2014.)

  1. Voir par exemple Women Soldiers in a War Against ISIS ; The Kurdish female fighters bringing the fight to IS ; Kurdish peshmerga fighters: women on the frontline ou, une vidéo parmi beaucoup d’autres, YPJ Kurdish Female Fighters: A Day in Syria.
  2. Amazon Warriors Did Indeed Fight and Die Like Men.
  3. Pour un panorama assez large : http://www.ibtimes.co.uk/kurdish-female-fighters-history-women-frontline-1468932.
  4. Voir, pour un point récent, Antoine Tricot, « La fabrique des surveillantes SS », L’Histoire, n° 403, septembre 2014 ou Annette Wieviorka, « À propos des femmes dans les procès du nazisme », Clio-Femmes, Genre, Histoire, n° 39, 2014.
  5. Voir notamment, pour une lecture féministe, Cynthia Enloe, « Wielding Masculinity inside Abu Ghraib and Guantánamo: The Globalized Dynamics », dans son Globalization and Militarism: Feminists Make the Link, Rowman & Littlefield, 2007, p. 93-115.
  6. Sara E. Brown, « Female Perpetrators of the Rwandan Genocide », International Feminist Journal of Politics, vol. 16, n° 3, 2014, p. 448-469 (résumé en accès libre : http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/14616742.2013.788806).
  7. Voir http://www.reuters.com/article/2014/10/08/us-ukraine-crisis-women-idUSKCN0HX1K820141008 ou http://uk.reuters.com/news/pictures/slideshow?articleId=UKRTR49F21#a=1.
  8. Taha Khalil, « Syrie. Des combattantes kurdes kalachnikov en main », Courrier international, n° 1251, 23-29 octobre 2014, p. 16.
  9. Par exemple : http://mashable.com/2014/09/12/pkk-women-fighters-battling-isis/.
  10. « ‘Rehana’ est le symbole idéal. Depuis plus d’un mois, une photographie de cette Kurde arme à la main et faisant le ‘V’ de la victoire en tenue militaire circule sur les réseaux sociaux » (http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2014/11/03/qui-est-lange-de-kobane-embleme-de-la-resistance-contre-lei/) ; ou le « soulagement » exprimé lorsqu’il est confirmé qu’une jeune femme qui a été assassinée par Daesh n’est, heureusement (!), pas l’idole des médias.
  11. Au hasard des dernières parutions, voir par exemple un jeu présenté comme « provoc et déjanté » mais ne véhiculant en fait qu’une image caricaturale et resservie depuis des lustres.
  12. Comme vient une nouvelle fois l’illustrer le gamergate qui sévit depuis l’été dernier : Nick Wingfield, « Jeux vidéo : les femmes prises pour cibles », Courrier international, n° 1251, 23-29 octobre 2014, p. 8.
  13. Pour de premiers éléments sur ces questions, voir Carol Mann, Femmes dans la guerre (1914-1945), Pygmalion, 2010, p. 135-139 et 357-358. Un article paru dans Al-Hayat, va quant à lui bien au-delà de ce que suggère le titre sous lequel il est disponible en traduction française.
  14. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans une prochaine rubrique à propos des luttes des femmes en Palestine et en Israël.
  15. Cynthia Enloe a étudié à de nombreuses reprises ces questions. Pour un résumé récent, on peut se reporter à « Militarism, Patriarchy, and Peace Movements: In Conversation with Cynthia Cockburn », dans son Seriously!, University of California Press, 2013, p. 114-123.