Mars 2015
Deux groupes sont dans un même bateau ; appelons-les A et B. Ils ont beaucoup de choses en commun. Mais A et B considèrent chacun que le bateau lui appartient et qu’il faut par conséquent expulser l’autre. Les deux communautés vivent ainsi dans un conflit permanent.
Dans leur logique, cette situation est compréhensible. Dans beaucoup de sociétés, où les hommes mènent la barque, l’espace dans lequel on vit a une valeur sacrée associée à celle de la mère : le pays, la terre sont la mère du peuple ; tout étranger qui envahit cet espace commet donc un viol de ce que l’on a de plus cher. Mais un glissement s’opère aussi de la mère à l’épouse : prendre la terre de l’autre, c’est aussi lui ravir sa femme. Dans la langue du groupe A, par exemple, les mots « terre » et « honneur » sont presque identiques1. Quant au groupe B, il dépeint parfois l’espace du voisin sous les traits d’une femme séduisante et vulnérable2.
Par le passé, les deux groupes ont subi la loi de plus forts qu’eux, qui les ont écrasés, humiliés ; leur terre a été occupée ou leur a été interdite 3. Certes, leur histoire a été différente avant qu’ils ne se retrouvent dans ce même bateau, mais les hommes de A et B, qui n’ont pas su défendre leur « mère » ni leur « femme », ont aujourd’hui une forte volonté d’affirmer leur virilité, que ce soit dans le privé – la violence domestique est élevée dans ces groupes4 – ou dans la conduite de la société 5.
Suivant toujours cette conception, le rôle des femmes et des hommes doit être clairement défini et il n’est pas interchangeable. Si certain·e·s ont des velléités d’ébranler les règles établies, on leur fait comprendre que l’intérêt du groupe est prioritaire et que leurs revendications attendront6.
Les femmes de A et de B sont ainsi avant tout destinées à enfanter. C’est là aussi cohérent : il faut de nouveaux garçons pour se battre et de nouvelles filles pour procréer à leur tour, à chacun son travail ! Les vieux chefs vénérés – des hommes, cela va de soi – l’ont martialement proclamé : pour B, une femme qui aurait moins de quatre enfants « trahirait sa mission »7 ; pour A, une femme « qui porte tous les dix mois » est une « bombe biologique » 8. Et les parents feront jouer les enfants de A et de B avec des armes, dès leur plus jeune âge9…
Dans un tel contexte, cela fait des décennies maintenant que quelques femmes essaient d’ouvrir une voie, qui passe par le dialogue et non par l’affrontement, pour faire évoluer les groupes de l’intérieur et dans leur rapport mutuel10. Ces tentatives sont délicates, chaotiques, parfois frustrantes, souvent interrompues : ces femmes se font traiter de « collabos » ou d’« irresponsables », elles sont accusées de « faire le jeu de l’ennemi », de faillir à la « solidarité de la nation » – et sont l’objet d’innombrables insultes à caractère sexuel. Leurs contacts ont mis en évidence ceci : les femmes de A et de B ont des expériences en commun, elles partagent des revendications d’égalité, mais elles affirment que la domination par la violence ne mène qu’à une impasse, dans tous les domaines. Toutes les formes d’oppression sont liées. Et, en situation de guerre, la cause des femmes est perdue 11.
Au plus fort de l’horreur de l’été 2014, alors que la radicalisation de chacun des bords s’exacerbait, des femmes palestiniennes et israéliennes ont à nouveau élevé leur voix ensemble pour dire « Assez »12. Écoutons-les. Soutenons-les. Pour que ces deux peuples puissent enfin vivre.
(Liens valides au 23 février 2015.)
- Valérie Pouzol, Clandestines de la paix. Israéliennes et Palestiniennes contre la guerre, Complexe, 2008, p. 27-28. Cet ouvrage, trop peu diffusé, est issu d’une recherche de terrain menée par l’auteure dans les années 1995-1999 ; il offre, en français, un panorama assez complet de la question jusqu’en 2003 environ. ↩
- Voir par exemple «Israeli discourse of sexualized violence rises amid Gaza assault». Cette approche « anthropologique » est développée notamment dans le livre fondateur et toujours indispensable, même s’il est un peu ancien, de Simona Sharoni, Gender and the Israeli-Palestinian Conflict. The Politics of Women’s Resistance, Syracuse University Press, 1995 (voir en particulier le chapitre « Nationalism, Genders… », p. 31-55). ↩
- Pour un bref historique, voir par exemple S. Sharoni, ouvrage cité, p. 56-68 et 90-109 et V. Pouzol, ouvrage cité, p. 25-80. ↩
- V. Pouzol, p. 229-240 ; S. Sharoni, p. 119-121. ↩
- Outre les références déjà citées, voir par exemple «Palestinian women: Trapped between occupation and patriarchy». ↩
- Cette question a été abordée dans notre rubrique précédente ; voir en particulier les références de la note 13. ↩
- David Ben Gourion, dans Ha’aretz en 1967 (cité par V. Pouzol, p. 68). Voir aussi S. Sharoni, p. 34. ↩
- Yasser Arafat, en 1977 (cité par V. Pouzol, p. 77-78). Voir aussi les pages que V. Pouzol consacre à la « sacralisation de la fécondité », p. 43-53. ↩
- Des photos saisissantes, et malheureusement « valables » pour les deux « groupes », ont circulé sur le Web en juin dernier. Elles ont suscité des réflexions parfois remarquables, comme celles de Gideon Levy sur le site de Ha’aretz (accès protégé en février 2015). Pour une approche de fond, voir par exemple Ruth L. Hiller, «Militarized Parenthood in Israel». ↩
- L’ouvrage de S. Sharoni fait un point sur cette question jusqu’à la premire Intifada, celui de V. Pouzol jusqu’à la seconde Intifada. Pour des approches différentes et parfois plus récentes, on peut consulter avec profit les divers travaux de Cynthia Cockburn, qui s’est intéressée en particulier aux rapports entre les femmes arabes et les femmes juives en Israël ; voir entre autres : «Israel/Palestine: Across an Abyss» et «Bat Shalom: A women’s group for peace», dans The Space Between Us. Negotiating Gender and National Identities in Conflict, Zed Books, 1998, p. 99-128 et 129-155 ; «A refusal of othering: Palestinian and Israeli Women» dans From where we stand: war, women’s activism and feminist analysis, Zed Books, 2007, p. 106-131. Voir aussi, par exemple (les sources sont très nombreuses), Ruth Hiller, «Israel: New Profile learns from the experience of others», dans Handbook for Nonviolent Campaigns, War Resisters’ International, 2014 (deuxième édition), p. 172-174. ↩
- Sur la notion de plus en plus souvent mise en évidence de la « continuité de la violence », un point rapide est offert par C. Cockburn, Anti-militarism. Political and Gender Dynamics of Peace Movements, Palgrave Macmillan, 2012, p. 253-256. Voir aussi ci-dessus note 5. ↩
- Outre le travail mené depuis des années, par exemple par New Profile, voir «War on Gaza and women’s security» ou «Women Peacebuilders Needed in Palestinian-Israeli Negotiations». ↩